Thomas Sankara en est le premier exemple : s’il est l’une des figures les plus emblématiques du combat pour l’émancipation africaine contre le néo-impérialisme occidental, il n’en reste pas moins, d’un point de vue européen, un dictateur qui est arrivé au pouvoir par coup d’état. Il a gouverné de manière autoritaire, et a été accusé de réprimer les partis d’opposition, selon un rapport de l’ONG Amnesty publié en 1986. C’est la même situation qu’on a aujourd’hui avec les pays de l’AES accusés de ne pas céder le pouvoir aux civils. Selon eux, Sankara était formellement un dictateur, et pourtant, il a obtenu le soutien et l’admiration de l’Afrique entière. Cela n’est pas simplement, comme l’on pourrait le croire après avoir lu l’article de The Economist, parce que les africains sont perdus et ne savent pas à quoi ressemble la démocratie. C’est plutôt parce que pour eux, la démocratie doit être une société gouvernée de telle sorte à ce qu’elle assure le bien-être de sa population. Si le peuple Burkinabé a ressenti que le gouvernement de Sankara a agi en réponse à ses attentes, à qui revient-il de dire que ce pays n’a pas de vraie démocratie ? De même, le modèle démocratique occidental utilise la participation politique des populations aux élections comme outil pour dissimuler des tendances autoritaires au sein d’une société. Les politiciens américains vantent la démocratie de la société américaine. Pourtant, aux Etats-Unis, où la plus grande majorité de la population vit dans la misère tandis qu’une petite minorité accapare la richesse du pays, où les pauvres ne peuvent pas se permettre de se faire soigner en cas d’urgence car le secteur médical a été transformé en objet de pur profit, et où l’école publique est si pauvre en financements que les enseignants sont obligés d’utiliser leurs propres salaires pour acheter le matériel scolaire des enfants ; peut-on avec toute certitude déclarer qu’il s’agit d’une société démocratique, gouvernée aussi bien « par » le peuple, que « pour » le peuple ? L’article de The Economist admet lui-même qu’aux Etats-Unis, 62% des américains ne croient pas en la « démocratie », mais que les coups d’états sont pratiquement impossibles à cause de l’ancienneté des institutions politiques. Devons-nous simplement reprocher aux politiciens américains d’avoir mal effectué leur travail, sans remettre en cause le fonctionnement du système, et sa capacité à mettre en œuvre la « démocratie » ? Il est facile de reprocher aux politiciens leur incompétence politique, ou bien de reprocher à la population d’avoir de trop hautes attentes : le système est imparfait, mais toutes les autres alternatives seraient bien pires, nous dit The Economist. Lorsque l’idée de démocratie se limite aux promesses vides des candidats électoraux et aux banales formalités des élections, celle-ci peut être employée pour légitimer des situations injustes et défavorables en utilisant comme prétexte la participation politique de la population. Aux Etats-Unis, les institutions politiques existent pour protéger l’accumulation du capital ; aucun processus politique ne permet de réellement entraver cette démarche. Le peuple peut être amené à voter entre une option A et une option B, mais s’il n’a pas l’opportunité de voter pour une option C car celle-ci menacerait les intérêts d’une minorité au profit d’une majorité, il est difficile pour moi de considérer une telle société comme véritablement démocratique. Enfin, le troisième et dernier argument est qu’il est impossible de parler de démocratie si le peuple n’a pas développé de conscience politique. La conscience politique fait référence à la sensibilité d’une personne vis-à-vis du monde politique et de sa position au sein de celui-ci. C’est la conscience politique qui permet à un individu de cibler ses intérêts, et donc d’agir en leur faveur. La théorie marxiste argumente que la conscience politique est le fruit des conditions matérielles des individus. Selon Marx, nous sommes constamment immergés au sein d’un contexte social, culturel et politique et c’est ce contexte qui va sculpter nos pensées et notre manière d’observer le monde. Il en conclut que ce processus nous amène à inconsciemment intérioriser les perceptions dominantes au sein de notre société, les naturaliser et puis les reproduire. Or, il rappelle que les perceptions dominantes de chaque société sont imposées par les classes dominantes de celle-ci. En conséquence, pour Marx, les opprimés auront tendance à développer une idéologie défendue par leurs oppresseurs, et vont agir en bonne foi contre leurs propres intérêts. Dans une lettre rédigée par Engels en 1893 et adressée à l’historien Franz Mehring, Engels donne un nom à ce phénomène, il s’agit de la « fausse conscience ». La "fausse conscience" est l’attitude contradictoire qu’adoptent les opprimés lorsqu’ils développent une perception idéologique du monde qui légitime leur oppression. Les intérêts des opprimés, leurs ambitions, leurs craintes, leurs sensibilités et même leurs rêves, dépendent fortement du contexte dans lequel ils sont autorisés à exister. En Afrique, où l’idéologie coloniale a dominé les consciences pendant deux siècles, les opprimés ont intégré des réflexes de pensée et d’action qui les mènent sans qu’ils ne le sachent à agir contre leurs propres intérêts.
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