Je crois que c'est Méry qui raconte la jolie histoire d'un amiral français en station dans un port chinois, qui, ayant fait une grande tache d'huile à son habit d'uniforme, en commanda un neuf à un tailleur chinois. Au jour dit, chose rare en Europe ! l'ouvrier rapporta un habit admirablement pareil au modèle, si bien pareil qu'il y avait aussi la tache d'huile, de dimension et d'intensité semblables, ce qui, disait le Chinois, avait coûté beaucoup de peine. L'anecdote est drôle. Elle le sera moins le jour où le génie imitateur et industrieux des Chinois se sera exercé sur les canons, et les fusils et où, grâce aux tracés des lignes de chemins de fer qui iront à leurs frontières, peut-être chez eux, les Chinois pourront mobiliser et mettre en marche des millions de soldats armés à l'européenne. On en tuera beaucoup ? Mais qui n'a vu à la campagne, le cadavre d'un animal tombé dans une fourmilière et, en un bout de temps, réduit en squelette ? C'est à se demander si ce fut d'une bonne politique que d'ouvrir la Chine à l'Europe et d'enfoncer à coups de canons ses portes fermées. Les Anglais ont commencé l'affaire, égoïstes et de politique scélérate à leur ordinaire, pour pouvoir, empoisonnant les Chinois, leur vendre l'opium indien. Mais si, par la porte enfoncée, la Chine débordait sur l'Europe, quel châtiment ! Avant même qu’on ait à redouter l'invasion guerrière, ne voit-on pas venir l'invasion commerciale et industrielle ? Quelle loi Méline (La loi Méline est une loi française proposée par le Député des Vosges depuis 1872, Jules Méline (1838-1925) et votée le 11 janvier 1892 qui double le tarif douanier, pour protéger les agriculteurs français contre les importations à bas prix de produits agricoles), nous défendra contre la concurrence des produits naturels ou manufacturés d'un peuple d'agriculteurs laborieux, d'ouvriers émérites, chez lequel la main-d’œuvre ne coûte rien, qui se nourrit d'une poignée de riz. Et je songe à ces choses tandis que la badauderie (attitude de celui qui flâne, un badaud) parisienne s'amuse du Chinois qui porte une tresse dans le dos ou que notre niaiserie chauvinesque prend au sérieux ses admirations de demi-barbare et demeure enchantée qu'il vienne acheter chez nous les canons que quelque Tamerlau pourrait bien faire rouler un jour sur les chemins de l'Europe.